Logiques de la révolte - épisode 2
Violences, majorité inactive et "dingueries"

[25/09/2023]

Dans l’article précédent, nous expliquions pourquoi nous pouvons utiliser indifféremment les termes « émeute » et « révolte ». Dans un article publié le 28 juin, nous présentions les mécanismes pratiques et historiques sur lesquels repose le déclenchement de cette révolte.

Aujourd’hui, nous nous concentrerons sur ce qu’est réellement l’émeute. Car derrière l’illusion de la violence absolue que renvoie le processus médiatique, c’est une multitude de façons d’agir qui se mêlent dans ces mouvements.


Par Alessio Motta

Comprendre ce qu’est l’émeute implique d’avoir à l’esprit un point central : aucune émeute n’est un déchainement de violence de la part de tous les participants. Le sociologue Randall Collins a passé des années à observer des vidéos de phénomènes de violences collectives et a pu vérifier de façon méthodique et décrire de façon passionnante ce que savent beaucoup de ceux qui pratiquent : dans une émeute, la grande majorité ne font que courir, regarder et parler ou crier. Il suffit de quelques actions à peine et d’un groupe d’individus entourant les auteurs de telle mise à feu ou dégradation, pour que naisse ce qui, visuellement, s’apparente à une émeute.

 

« – As-tu vraiment pris part aux violences de 2005 ou bien n’as-tu été que spectateur ?

– J’y étais, mais je n’ai pas brûlé de voitures. J’ai parfois participé aux émeutes ponctuelles qui ont éclaté avant 2005… Mais tu sais, dans un groupe de 20 ou 30 jeunes, il n’y en a que 5 qui font vraiment quelque chose : il va y en avoir seulement 5 qui vont retourner la voiture. Les autres, ils se mettent autour et ils regardent. Moi, je ne saurais même pas où mettre l’essence pour que ça brûle. Pareil pour les cocktails Molotov, c’est ceux qui savent les fabriquer qui les lancent, et c’est une minorité. »

« Un étudiant dans le feu des émeutes » (entretien), Contrepoint (ancien journal étudiant), n° 8 (hors-série), 2007, p. 10.

 

C’est ainsi que même ceux qui sont descendus de chez eux sans l’objectif de casser finissent, par des actes mineurs ou par leur simple présence, par contribuer à l’existence de l’objet « émeute », et éventuellement par risquer d’être interpellés parce qu’ils ont lancé une pierre dans le vide, profité d’une vitrine cassée pour voler une canette, ou juste parce qu’ils étaient là. Et elles et ils sont nombreux à descendre, le soir qui suit le décès d’un jeune face à la police, puisque dans un grand nombre de quartiers, une partie de la population interrogée considère que descendre dans la rue ou sur certains lieux de rassemblement évidents s’inscrit dans un devoir de solidarité. Un enquêté ayant été présent lors d’une révolte des années 2000 en région parisienne présentait les choses ainsi :

 

« Ça aurait été égoïste de ma part de rentrer chez moi […]. C’est pas comme ça. Y a un accident, faut que tout le monde soit dehors. Y a un accident, faut que tout le monde soit dehors. Et c’est pas un accident qui arrive tous les jours, donc.

– Pourquoi faut que tout le monde soit dehors ?

– Parce que faut montrer une présence. »

 

La diversité des comportements qui forment l’émeute s’explique en partie par la diversité des profils des participants, dont les informations sur les passages en correctionnels permettent de se faire une idée. Pour le cas de 2023, 60% des personnes interpellées n’ont aucune mise en cause passée dans une affaire judiciaire, l’essentiel travaillant ou étant scolarisés, mais au fil des nuits les personnes « passives » auxquelles correspondent plus souvent ces profils sont moins nombreuses et ceux qui reste dans l’action sont majoritairement ceux qui sont connus des services de police.


Cette diversité, accompagnée de l’outil réseaux sociaux, a certainement contribué à l’une des plus notables innovations des mouvements de 2023 par rapport à ceux des décennies précédentes : le développement et la diffusion d’un fort sens de la dérision et du spectacle. Les « dingueries » telles que les découpes de lampadaires de rue à la tronçonneuse ou les pillages de magasins dans lesquels on entend les uns crier aux autres de ne pas oublier le Yop ou le mascarpone pour le tiramisu ont inévitablement conduit à entretenir et renforcer la circulation des vidéos.


Lire l'épisode 3