Logiques de la révolte - épisode 1
Émeutes, révoltes, de quoi parle-t-on ?
[21/09/2023]
Mardi 27 juin 2023 vers 8h du matin, à Nanterre, un policier abat d’un coup de feu un conducteur de 17 ans, Nahel. Dans les heures qui suivent, une vidéo du meurtre réalisée par une jeune passante fait le tour des réseaux sociaux. La plupart des gens qui la voient se disent qu’ils savent déjà ce qui va se passer… et ils ont raison. Le soir même, à Nanterre et dans plusieurs communes de la région parisienne, commencent des mises à feu de voitures, jets de projectiles, destructions et affrontements entre jeunes et policiers.
Pourquoi savions-nous ce qui allait se passer ? Comment naissent ces révoltes ? Quelle est leur histoire ? Et pourquoi l’Etat échoue-t-il depuis plus de trente ans à les faire disparaître ? Dans une série d’articles que nous inaugurons aujourd’hui et dont une version plus étoffée paraîtra sous forme de livre, nous répondons à ces questions en mobilisant un travail d’enquête approfondi.
Dans ce premier article, on tentera de mettre les choses aux points sur une guerre des mots qui oppose souvent militants, politiques et journalistes : « émeute » ou « révolte » ?
Par Alessio Motta
De quoi parle-t-on ? Dans le fond, ces deux mots ne racontent pas des choses bien éloignées, mais ils portent des jugements très différents sur la réalité. En tant que sociologue, il ne m’appartient pas d’imposer l’un plutôt que l’autre, mais un bref éclairage est possible. Le terme « émeute », plus souvent utilisé par les médias, désigne en général un mode d’action collectif violent comportant des dégradations et affrontements. Ceux et celles qui utilisent le mot « révolte », plus noble, cherchent à souligner le sens politique qu’ils voient derrière ces actes, à montrer qu’il s’agit d’actions de rébellion contre la misère, l’injustice, les discriminations… d’actions politiques.
Or l’émeute est à la fois politique et apolitique… comme toutes les actions contestataires. L’un des principaux acquis de l’étude des mobilisations et mouvements sociaux au cours des dernières décennies est que ces mouvements mêlent des participants aux motivations extrêmement diverses. On peut rejoindre un parti politique et s’y engager parce qu’on croit en la cause qu’il défend, mais tout autant parce qu’on a un ami qui y est, parce qu’on espère y faire des rencontres qui permettront de trouver l’amour ou un job, parce qu’on y passe de bons moments… On peut participer à une manifestation pour défendre une cause, parce que c’est un moment agréable et festif entre amis ou parce que l’on veut chercher l’affrontement avec la police. On peut signer une pétition parce que l’on croit fermement en la cause défendue, parce qu’un ami nous le demande ou pour se débarrasser du démarcheur.
Les émeutes ne sont ni plus ni moins politiques qu’une manifestation ou une pétition. Comme les autres actions collectives, elles réunissent pendant un laps de temps des gens capables de tenir un discours politique pour justifier leur action, d’autres qui n’en ont pas grand-chose à faire et diverses situations intermédiaires. Les témoignages issus d’articles de presse sur les émeutes depuis les années 1980 montrent que ceux qui affirment y avoir pris part mettent en avant des motifs divers : vengeance contre les policiers meurtriers ou contre la police en général ; forme de « ras-le-bol » contre des injustices au sens large ; simple envie d’« aller voir » ou de « foutre le bordel » pour s’amuser ; motifs liés à des activités délinquantes…
Et il n’y a rien de particulièrement déshonorant dans ce mélange que l’on trouve au sein des actions contestataires. Partout dans la vie sociale, on trouve des individus qui agissent ensemble malgré des motivations diverses voire opposées. Les salariés dévoués à leur entreprise cohabitent avec les carriéristes et ceux se qui moquent de leur travail ; les politiciens sincères côtoient les véreux ; certains vont en boîte pour draguer quand d’autres veulent juste danser entre copines…
Cette mise au point ayant été faite, j’utiliserai quasi-indifféremment les deux mots dans les articles qui suivront, et qui traiteront des mécanismes de ces révoltes, de l’histoire des émeutes de banlieues en France, et de l’action des forces de l’ordre.