Interview - Violences policières
Sebastian Roché : L’émergence en France d’un régime hybride : la “démocratie policière”
[18/04/2023]
Matraquages injustifiés, tirs de grenades lacrymogènes sans sommations, menaces... De plus en plus d’images viennent épaissir le dossier des violences policières. Pour mieux comprendre les données et enjeux de ces violences, nous avons interrogé Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS, auteur de La nation inachevée. La jeunesse face à l’école et la police et De la police en démocratie (Grasset) et spécialiste des questions de maintien de l’ordre.
Ces derniers temps, les réseaux sociaux nous ont conduit à observer dans les manifestations un grand nombre d’actes de violence de la part des forces de l’ordre, qui ne semblent pas justifiés par la situation. Pourtant, les chaînes de télévision relaient très peu ces vidéos et beaucoup de responsables politiques, notamment du côté de la majorité présidentielle, nient l’existence d’un problème de violences policières. Quelle est la réalité ?
Les violences policières, et plus généralement la violence d’Etat, sont une banalité pour les sciences humaines qui s’intéressent à la formation de l’Etat ou à l’émergence des régimes politiques par la guerre ou la révolution. Elles le sont aussi pour les études policières, plus récentes, qui traitent de la question de la légitimité de l’usage des violences contre les citoyens. Ces études, nées dans les années 1950, ont immédiatement pointé la question de l’abus de pouvoir par les agents. La « force », comme dit pudiquement le droit, c’est-à-dire la violence, en est une facette.
Si l’on regarde la genèse des organes de contrôle externe de la police en Europe, ce sont les ombudsmen qui en sont la préfiguration : des professionnels, payés par l’Etat, disposant d’une certaine indépendance pour recueillir les plaintes et enquêter, ont été établis partout. Chez nous on appelle ça le « Défenseur des droits ». De leur côté, les historiens n’analysaient qu’ à leur ouverture, plusieurs dizaines d’années après les faits, les archives pour connaître ces faits, comme pour le massacre des Algériens en 1962 à Paris sous les ordres du préfet Papon.
Aujourd’hui, la généralisation des médias sociaux est la plus grande révolution dans la surveillance et le contrôle de la police que les pays démocratiques aient connue, et elle s’est produite hors de ce cadre. En France on les appelle des « réseaux », un terme qui fait rater le sens profond de ces outils : ce sont des médias horizontaux, contrairement aux médias de masse qui arrosaient la population avec les messages institutionnels. Les citoyens s’informent mutuellement. Alors qu’aucun texte n’en avait même entrevu la possibilité, les médias sociaux sont devenus l’outil privilégié pour documenter avec précision la masse des comportements policiers qui sont des violations de l’éthique policière et de la loi.
La qualité des informations est telle que, dans les démocraties, les analyses qui en sont tirées ne sont pas contestées par les pouvoirs publics, comme le travail de David Dufresne pendant les gilets jaunes en a témoigné. Il a compté les blessés et les mutilés, et partagé ses chiffres. Mais, en plus, ces outils permettent de progresser dans l’analyse des circonstances individuelles d’usage des armes, et commencent à être sollicités par les tribunaux, y compris en France. L’association Index, composée de chercheurs, architectes et vidéastes, s’est ainsi vu demander de faire des reconstitutions en 3D de séquences où les policiers font usage de violence : l’expertise judiciaire s’ouvre à ces outils.
« Les mutilations, en forte croissance sur la période récente »
Existe-t-il un moyen de d’objectiver le problème des violences policières face à celles et ceux qui affirment que ces dérives sont très rares ?
Les violences policières, c’est-à-dire commises par des agents de l’Etat dans l’exercice de missions qui leurs sont confiées, sont désormais bien documentées. Rares sont les Etats de l’UE qui interdisent de filmer les agents au travail, même s’il existe des exceptions comme la « loi bâillon » toujours en vigueur en Espagne et qui tarde à être réformée.
On assiste à un phénomène dit de datafication : les critiques des méthodes policières, ou simplement le fait que les sciences humaines ou la presse veulent en connaître la réalité, ont généré de nombreuses initiatives de comptage indépendant des homicides policiers, par The Gardian et le Washington Post aux Etats-Unis, ou encore au Canada, en France ou en Allemagne (CILIP). De plus, les autorités publiques tendent à publier plus souvent des chiffres sur les décès au cours des opérations de police, comme les villes aux Etats-Unis ou certains états en Europe (en France, l’IGPN et l’IGGN le font par exemple). Les armes utilisées par les policiers sont également analysées de manière détaillée, par exemple par le groupe Flagrant Déni, en mobilisant les données techniques des constructeurs des grenades et l’avis d’experts.
Au bout du compte, on sait combien de personnes sont tuées par la police en maintien de l’ordre (10 en 33 ans en France), et sur les années récentes combien de personnes ont été mutilées (38 en 4 ans et demi). Les blessures graves ou moins graves ne sont pas connues. Les violences policières sont donc très fréquentes en France et, pour ce qui concerne les mutilations, en forte croissance sur la période récente (2018-2023) par rapport à la précédente.
Du côté des policiers et gendarmes, si les décès sont dénombrés (1 en 33 ans) les données sur les blessures restent pour le moment non vérifiables et non accessibles aux chercheurs. Il est donc assez curieux de voir certains responsables politiques parler de « guerre », comme le président de la République à Sainte-Soline, ou d’autre stigmatiser ceux qui « utilisent la violence y compris pour tuer du policier, pour casser du flic » ou affirmer « Évidemment, ils veulent tuer du flic » (comme Bruno Retailleau le 5 décembre 2020 ou le 4 avril 2023). C’est également sur des assertions de ce type que le rapport rendu par l’IGGN suite aux tirs de LBD s’appuie pour conclure que les tirs étaient légitimes.
On parle souvent de consignes politiques ou préfectorales en direction de la police, qui favoriseraient les excès de violence. Mais a-t-on des informations précises sur de telles consignes ? L’existence de violences policières semble tenir à la fois à la construction d’une autonomie des forces de police, à la formation des agents, aux interactions avec le gouvernement, à la construction d’un modèle de maintien de l’ordre, non ? Comment faire la part des choses entre tout ça ?
Trois grands types de facteurs associés aux violences policières existent :
- les instructions données par l’autorité politique, les armes dont elle dote la police et le degré du contrôle qu’elle exerce sur les agents ;
- les règles organisationnelles présentes dans un corps de police (police ou gendarmerie) ou une unité spécifique (BravM, BAC, ou CRS, gendarmes mobiles…) qui sont pour une part intériorisées et conduisent le comportement des agents ;
- enfin, les logiques de situations, plus ou moins tendues : plus il y a d’agressivité, plus les deux parties sont violentes.
Ces trois niveaux ont chacun leur réalité. Le maintien de l’ordre est la tâche de police la plus militarisée, au sens où elle est planifiée et placée sous le contrôle constant d'un centre de commandement : on peut entendre à la télévision les autorités demander aux agents d’aller « au contact » (comprendre au corps à corps), ou de « percuter » les manifestants, de déclarer que participer à une manifestation spontanée est illégal (comme M. Darmanin l’a fait). On peut aussi entendre M. Nunez, préfet de police de Paris ou la directrice des CRS, couvrir par avance toute faute en assénant que les violences policières n’existent pas, et que les policiers travaillent toujours dans le cadre du droit. On remarque une différence de comportement des agents entre différents corps ou unités : la gendarmerie a peu utilisé le LBD pendant les gilets jaunes, ce qui fait de la police l’auteur de la quasi-totalité des mutilations, les BravM ont un comportement plus agressif et souvent illégal, au contraire des unités professionnelles de la gestion de la foule en colère (les CRS et gendarmes mobiles).
Enfin, lorsque la situation n’est pas sous le contrôle des policiers parce qu’ils sont vivement pris à partie, ou parce qu’ils décident de tronçonner un cortège, les coups fusent de part et d’autre, et atteignent régulièrement des tiers (badauds par exemple). La règle qui veut que la tactique consistant à entrer en contact avec l’autre partie engendre la violence est assez bien documentée par la littérature sur la dynamique du conflit. Et cela qu’elle ait son origine dans les instructions (« pas de ZAD » à Sainte-Soline) ou dans la dynamique des interactions.
Du coup, peut-on parler d’une « doctrine de maintien de l’ordre » française ou est-ce un enchevêtrement de logiques sans cohérence globale ? Quelles sont les évolutions notables de ce maintien de l’ordre au cours des dernières décennies ?
Il n’existe pas en France de doctrine du maintien de l’ordre. On trouvera une instruction de la gendarmerie qui date de 1930, et qui met en son cœur le principe de la subordination de la gendarmerie à l’autorité civile : à l’époque, l’enjeu est de placer les forces armées sous le contrôle des élus, de ne plus leur confier le maintien de l’ordre, et de relever les morts ensuite. Depuis décembre 2020, il existe un schéma national de maintien de l’ordre. Mais ce n’est pas une doctrine. Il s’agit plutôt d’un mélange pas très bien ordonné de principes internationaux d’usages de la force (nécessité et proportionnalité) ; de rappels du code pénal et des interdictions qui permettent de mettre en garde à vue ; de manières de faire jugées utiles par les autorités (telles que la nasse) ou encore du besoin d’usages des armes du maintien de l’ordre (LBD et grenades) et des outils de mobilité que sont les BravM (des policiers à motos armés de matraques et de LBD). On n’y trouve aucun rappel des droits fondamentaux et de la manière dont leur respect se combine avec les pouvoirs de la police lors de manifestations.
Ce qui prime sur tout autre considération en France, me semble-t-il, ce sont les instructions politiques directes. J’en veux pour preuve les deux rapports qui ont été publiés à la suite d’un crise grave, et le rapport d’enquête de l’IGGN. Si le ministre ne veut pas de ZAD à Sainte-Soline, les gendarmes vont tirer 5 000 grenades sur les manifestants, et causer des centaines de blessés, tandis que certains manifestants vont mettre le feu à des véhicules et faire des blessés dans les rangs des agents. Ce faisant, les instructions de viser à préserver l’intégrité des manifestants et des gendarmes ont été complètement mises au second plan, ainsi que les règles internationales de proportionnalité et d’absolue nécessité.
Le modèle français qui émerge de la pratique place donc la police d’abord sous l’autorité des instructions ministérielles, et secondairement sous les règles de droit ou la codification nationale (déontologie, schéma national). La violation de la totalité des règles et bonnes pratiques pendant le mouvement des retraites est une source de préoccupation importante pour les organes de protection des droits (Conseil de l’Europe, ONU) et, plus largement, pour la presse des pays voisins.
« Ce régime nouveau est une forme hybride : ni Etat de droit authentique, ni Etat policier véritable. »
En quoi la France se distingue-t-elle de ses voisins ?
Le modèle français est celui d’une police armée de grenades explosives et de LBD, une rareté en Europe et une absolue impossibilité dans les pays de l’UE les plus démocratiques. Ces armes sont en principe utilisées de manière graduée, c’est à dire en mode d’escalade. La doctrine implicite en France est celle d’une escalade nécessaire où la police doit toujours avoir une puissance de frappe supérieure, pas celle de la recherche d’une désescalade. En cela la France s’écarte des bonnes pratiques des pays Européens qui ont participé au projet GODIAC, et les principes KFCD (Knowledge, Facilitation, Communication, Differenciation) sur lesquels le Défenseur des droits a mis l’accent.
La multiplication des violations des règles européennes et de celles du SNMO s’est traduite de multiples manières. Ce fut notamment le cas des tirs illégaux de LBD ou de grenades, et les blessures correspondantes, les coups de matraques hors de toute nécessité de défense et ou d’interpellation, les nasses assortis de gazages. On y ajoutera le détournement des procédures judiciaires permettant les arrestations de centaines de manifestants (relâchés 24 à 48 heures après), les interdictions de filmer en dépit de la légalité de la pratique, les entraves au travail des journalistes et des observateurs en dépit de la garantie qui leur est apportée par le SNMO (Schéma National du Maintien de l’Ordre) ou les règles européennes.
Ces pratiques, qui se répètent depuis 2018, traduisent l’émergence d’une démocratie policière en France. Ce régime nouveau est une forme hybride : ni Etat de droit authentique, ni Etat policier véritable. La France navigue désormais à l’extérieur des limites de l’Etat de droit pour ce qui est de la police, sans pour autant remettre en question les élections, l’indépendance des juges, ou le droit de la presse à couvrir les événements. La transparence tend plutôt à s’accroitre comme on l’a souligné. La démocratie policière combine donc de manière inattendue des pratiques de l’Etat de Droit et un usage policier qu’on ne s’attend pas à observer dans une démocratie européenne prompte à rappeler que sa déclaration des droits de l’homme date de 1789. Un usage qui ressemble à ce qu’on observe en Pologne ou en Hongrie, comme le rappellent les commentateurs étrangers.
Lorsque l’autorité, la légitimité de l’Etat est affaiblie, il s’appuie plus sur la coercition policière pour se faire obéir. Tel est le cadre actuel. Or, on sait que l’usage immodéré de la contrainte policière a des effets graves sur la jeunesse, elle provoque bien sûr un ressentiment contre la police, mais aussi une perte de confiance dans la valeur du vote et un affaissement du sentiment d’être partie du collectif politique, d’un projet politique où l’on a sa place, comme je l’ai montré dans La nation inachevée. Les effets sur la jeunesse seront non seulement profonds, mais aussi durables.
On a aussi vu des manifestants et manifestantes appeler la police à se joindre à eux, et on sait que si une telle chose avait lieu à grande échelle, cela pourrait constituer un basculement majeur dans la crise politique actuelle. Penses-tu qu’une forme de réconciliation est possible entre la police et les manifestants ? A quelles conditions ?
La police répond à l’autorité politique. Or, cette dernière demande un usage illégal de la force, très largement rejetée dans le public. Cette soumission à l’autorité politique est un progrès, si l’on adopte une lecture historique de long terme. Mais deux choses posent des problèmes.
D’abord, les juges qui interviennent après les faits de violence dépendent des policiers pour enquêter sur d’autres policiers, et leur tâche est rendue presque impossible par le fait que le gouvernement ne contrôle pas strictement les agents, à commencer par la chose la plus simple à faire : leur faire porter un numéro d’identification sans lequel aucune responsabilité individuelle ne peut être recherchée. Les policiers sont donc de facto « hors la loi » dans la plupart des cas.
Ensuite, le fait que la police ne soit soumise à aucune redevabilité locale ne l’incite pas à prendre en compte les attentes et besoins de la population. Les policiers sont donc « hors la société civile ». Cette situation de double extériorité fait qu’il est très improbable, à moins de changer ces caractéristiques, de voir les relations police-population s’améliorer en période de tensions sociales, économiques, politiques ou environnementales.