De Vaulx-en-Velin à Nanterre
Bavures et émeutes 

[28/06/2023, Article paru dans L'Humanité...]

Le meurtre du jeune Nahel par un policier à Nanterre a été suivi, le soir même, de scènes d’“émeutes” ou “guérilla urbaine”, pour reprendre les termes de différents médias. L’occasion de mieux comprendre les ressorts sociohistoriques qui conduisent de la bavure à l’émeute.


Par Alessio Motta

Les mouvements violents qui ont eu lieu à Nanterre et dans plusieurs communes de la banlieue nord-ouest parisienne le 27 juin 2023 au soir étaient prévisibles. Ils l’étaient pour les agents de police, pour les habitants des quartiers concernés, pour les citoyens et citoyennes en général, ou encore pour la carte interactive des techniques de protestation du site Mobilisations.org qui permet d’anticiper les modes mobilisés en fonction des situations.

Déclencheur type et réaction collective type

 

Et pour cause, ce que nous appelons couramment “émeutes urbaines” est une “réaction collective type”. C’est-à-dire qu’il s’agit un mode d’action dont la probabilité est tellement évidente qu’il s’impose aux individus dans certaines situations ou suite à certains “déclencheurs types”, en particulier les bavures meurtrières dans des quartiers populaires des banlieues de grandes villes françaises. Cette réaction collective type s'impose comme une prophétie autoréalisatrice : la plupart des individus savent que la chose aura lieu, comme le montrent différents témoignages, ceux qui sont attirés par ce mode d’action savent donc sans le moindre doute qu’ils peuvent descendre dans la rue, équipés ou pas, et qu’ils ne seront pas seuls.

Libération, 28 juin 2023

Certains expriment là une colère, une vengeance, d’autres non. Peu importe : ce qui les unit pendant ce laps de temps, c’est qu’ils savent qu’il y a là une occasion à saisir. La chose est extrêmement difficile à empêcher ou transformer : des individus ou petits groupes auront beau proposer des modes de contestation alternatifs, ils ne pourront pas lutter contre l’imaginaire puissant qui conduit des milliers de gens à savoir que ce soir, c’est soir de feu et de caillasse.

 

Contrairement à ce que trop de gens expriment, le lien entre bavure et émeute est tout sauf naturel. Il ne résulte ni d’une façon purement spontanée d’exprimer sa colère, ni bien entendu d’une violence que les jeunes émeutiers porteraient dans leur sang. Ce lien est une tradition, une construction historique. Mais c'est une construction plus récente que ce qu’affirment la plupart des textes sur le sujet. On peut la dater précisément.

 

Aux origines du lien entre bavure et émeute : l’invention du “climat d’émeutes”

 

Jusqu’aux années 1980 incluses, les scènes d’émeutes que l’on connait aujourd’hui avaient déjà lieu dans les banlieues françaises, mais elles ne faisaient pas suite à des bavures policières. Elles étaient des réactions plutôt organisées face, notamment, à des opérations de perquisition. Les bavures policières ou meurtres de jeunes du quartier commis par des voisins étaient parfois suivies de quelques actes de violences, mais qui étaient des représailles ciblées vers le meurtrier.

 

Cependant, des journalistes de presse quotidienne régionale puis nationale, inspirés par les précédents internationaux de bavures policières suivies de grandes émeutes, notamment aux Etats-Unis et en Angleterre, ont pris l’habitude, au cours des années 1980, de parler de “climat d’émeutes”. Le “climat d’émeutes” est une opération de l’esprit qui a largement contribué, pendant cette période, à meubler des articles de presses quand il y avait trop peu de faits à relater pour produire du sensationnel. Le journaliste s’est rendu sur place, il s’attend à des faits de violence. Il parle avec quelques habitants du quartier, la colère est palpable mais rien ne se passe. Il écrira dans son article qu’un “climat d’émeutes” règne dans la cité.

 

Dans l’exemple de la banlieue Est lyonnaise qui a fait l’objet d’une étude approfondie, l’expression est utilisée par la presse après les différents décès de jeunes survenus suite à des interactions avec la police. Pourtant sur les cinq décès survenus dans ces conditions entre le début des années 1980 et l’été 1990, seul un est suivi d’un mini-mouvement d’émeute, formé par un groupe très limité en nombre, en 1987. C'est le seul des cinq cas où les conditions sont toutes réunies pour faciliter l’action : il fait suffisamment chaud pour passer la soirée dehors, une partie des jeunes sont déjà en grandes vacances et le groupe qui agit est si petit que l’information sur le décès de leur camarade a pu circuler très vite.

Tableau extrait de Motta A., "La bavure et l'émeute", Revue française de science politique, 2016

La naturalisation du scénario bavure-émeute

 

Les conditions sont de nouveaux réunies le 6 octobre 1990, lorsque le jeune Thomas Claudio, handicapé des deux jambes et passager d’un scooter, est renversé et tué par une voiture de police à Vaulx-en-Velin. Nombres d’observateurs affirmaient que peu de violences pouvaient avoir lieu dans cette banlieue où la politique de la ville était supposée avoir nettement amélioré la situation sociale au cours des dernières années. Pourtant, les plus importantes émeutes urbaines vues en France éclatent à partir de ce soir-là, puis font les unes de la presse et des JT.

 

Beaucoup de journalistes verront là la preuve du “climat d’émeutes” qu’ils évoquaient depuis des années, confirmant, même si ce lien était jusqu’alors fictif, que toute bavure policière dans les banlieues populaire est suivie d’émeutes. Suite à ces événements, des associations de quartiers et des organisations politisées, notamment de gauche, vont réaliser, chacune à leur façon, un travail de mémoire des violences dans ces quartiers. Sans que cela ne soit leur intention, ce travail va contribuer, par des erreurs historiques, réécritures du passé et approximation dans la présentation des faits, à diffuser l’idée selon laquelle, depuis fort longtemps, les bavures sont suivies d’émeutes comme un évidence naturelle.

 

C’est ainsi qu’à partir du début des années 1990, on voit apparaître des témoignages comme ceux mentionnés plus haut à propos des récents événements de Nanterre, qui montrent que dès qu’ils apprennent un décès, les gens du quartier comprennent qu’il y aura violences le soir même. Et c’est ce qui se passe : dans les années 1990, tous les décès de jeunes de la banlieue Est lyonnaise suite à une interaction avec la police sont immédiatement suivis d’émeutes. Le processus se généralise d’ailleurs dans l’essentiel des banlieues populaires du pays et contribuera à la diffusion nationale des émeutes de 2005.

Tableau extrait de Motta A., "La bavure et l'émeute", Revue française de science politique, 2016

Un scénario inévitable ?

 

Est-il possible d’éviter l’émeute alors ? La question a agité de nombreux politiciens et responsables des forces de l’ordre, qui ont tenté plusieurs variations stratégiques. Les années 1980 ont été marquées par des volontés politiques de voir la police “en retrait” dans les situations de violence collective pour éviter que les choses ne dégénèrent. Les années 1990 ont signé le retour d’une volonté assumée d’intervenir de façon ferme et de contrôler les lieux dès les premiers signes de violence. Cette volonté s'est incarnée notamment par la mise en avant dans les médias de la figure de Lucienne Bui-Trong, commissaire de police ayant conçu une échelle des violences urbaines visant à anticiper et prévenir les phénomènes d’“escalade”.

 

Cependant, aucune de ces options n’est parvenue à empêcher réellement l’émergence d’émeutes quand la situation y était favorable. Même en avril 1994 où un déploiement hors-norme de 600 agents des forces de l’ordre quadrillait l’Est lyonnais, une partie de la jeunesse locale est toute de même passée à l'action. Le fort développement des réseaux sociaux dans les années 2010 et la viralité des vidéos de violences policières ces dernières années, jusqu'au cas de ce 27 juin 2023 où l'assassinat lui-même a été vu par des dizaines de milliers d'internautes dès le matin où il a eu lieu,  facilitent inévitablement la coordination entre les émeutiers potentiels. On peine à voir comment les forces de l'ordre pourraient empêcher la survenue d'émeutes, sauf à être suffisamment formées pour éviter de tirer sur des jeunes du quartier de façon injustifiée…



Pour aller plus loin :

Sociologie des déclenchements d'actions protestataires, Le Croquant, 2022 ; Les crises politiques, Atlande, 2023